lundi 1 septembre 2014

40 ans après le coup d’Etat de la Junte à Chypre et la guerre gréco-turque de 1974

La revue Spartakos revient sur les événements de 1974 à Chypre. Elle exprime un point de vue internationaliste sur la question. L'OKDE dont Spartakos est l'organe officiel avait soutenu le plan Annan en 2004. La version française est téléchargeable en PDF sur le site de l'organisation.




L’invasion militaire turque à Chypre en juin 1974 a constitué le sommet d’un affrontement de 20 ans entre la Grèce, la Turquie et Chypre. Aujourd’hui, 40 ans après, la plupart des récits continuent de présenter les événements de 74 comme le résultat et l’illustration de l’ « agressivité turque ».
Les versions dominantes à gauche y ajoutent l’aspect « aventuriste » de la politique de la junte grecque, mais également l’idée que « tout ceci faisait partie d’un plan impérialiste, ayant l’indépendance de Chypre en ligne de mire ». Ce scénario masque les causes réelles des événements de 74 : l’antagonisme impérialiste entre la Grèce et la Turquie (à l’intérieur du cadre de l’OTAN, dont les deux pays font partie) ainsi que la volonté de la bourgeoisie chypriote grecque de priver les chypriotes turcs (la fraction la plus pauvre de la population de Chypre) de tout droit de contrôle sur l’Etat et le gouvernement.
Ces interprétations dissimulent également les énormes responsabilités de la gauche chypriote grecque, qui a soutenu la politique de sa bourgeoisie contre les intérêts des travailleurs des deux communautés.

La subordination des enjeux de classe à la question nationale

La résistance qui s’est manifestée à Chypre dans les années 50 contre l’occupation anglaise a été soumise dès ses premiers pas à un contrôle étouffant de l’extrême-droite et de l’Eglise Chypriote (Ethnarchie). L’AKEL (qui depuis les années 30 était un parti de masse), a volontairement renoncé à toute tentative de diriger un mouvement de libération mobilisant les masses laborieuses chypriotes grecques et turques qui étaient organisées dans les syndicats qu’il contrôlait. Ainsi, non seulement l’extrême-droite et l’Eglise sont devenues les forces dirigeantes du mouvement indépendantiste, mais elles lui ont inoculé un contenu anticommuniste, le tournant tant contre le mouvement ouvrier organisé que contre les chypriotes turcs.
L’AKEL a accepté la perspective politique que dessinait la collaboration de l’EOKA avec Makarios, qu’il a systématiquement soutenu tout au long de cette période, jusqu’en 74. Il a soutenu l’objectif d’ « union avec la Grèce », à la réussite duquel il a subordonné les intérêts de la classe ouvrière afin de parvenir à l’union nationale des travailleurs et de la bourgeoisie chypriotes grecs. En bien des cas il s’est entrepris à convaincre la classe ouvrière de faire preuve de « mesure » dans ses revendications contre les capitalistes. Par cette politique il ne pouvait bien sûr pas s’adresser aux travailleurs chypriotes turcs, qui ont commencé à déserter les syndicats communs.

L’agression du régime contre les chypriotes turcs

En réalité, tout au long des années 60, se développe une tentative ostensible des capitalistes chypriotes grecs de dominer l’ensemble de l’île et de transformer la population chypriote turque en citoyens de seconde zone. Immédiatement après l’indépendance (1959), Makarios détruit toutes les garanties constitutionnelles favorables aux chypriotes turcs (les 13 points – 1963). De plus, les forces armées chypriotes grecques attaquent les zones chypriotes turques et commettent des meurtres (événements de 1963 – 64). Samson, le putschiste de 1974, était le chef de cette bande et obtînt le titre de « boucher d’Omorfitas », où furent massacrés au moins 350 chypriotes turcs. La population chypriote turque dût se réinstaller dans des enclaves, qui constituèrent 4% du territoire (alors qu’elleconstituait 18% de la population de l’île). Ces enclaves restèrent dans le plus strict isolement pendant 5 ans (la libre circulation fut interdite jusqu’en 1968), et sous surveillance militaire jusqu’en 1974. Dans les années suivantes eurent lieu de nombreuses attaques meurtrières des forces armées chypriotes grecs contre les enclaves turques, le but poursuivi par la bourgeoisie chypriote grecque, la direction Makariadiste, et l’extrême droite étant d’helléniser l’ensemble de Chypre en forçant par la terreur les chypriotes turcs à quitter l’île (événement de Mansouras-Kokkinon en 64 et de Kofinou – Agion Theodoron en 67).
Dix ans avant l’invasion turque, les massacres de masse de chypriotes grecs et leur expulsion des zones où ils vivaient, le gouvernement chypriote grec avait fait exactement la même chose contre les chypriotes turcs, avec le soutien de l’Etat grec et la connivence de la gauche chypriote grecque.

L’antagonisme des bourgeoisies de Grèce et de Turquie

Tout au long de ces années, l’affaire chypriote a constitué le principal terrain sur lequel s’est manifestée la concurrence entre les deux impérialismes locaux (Grèce et Turquie). Pour les bourgeoisies des deux pays, les années 50 sont une période dans laquelle elles tentent de se renforcer stratégiquement via l’intégration au mécanisme impérialisme de l’OTAN, et d’affirmer leur rôle dans la région comme meilleur soutien de l’impérialisme. Ces tentatives mettent ces deux bourgeoisies en position frontale. La question de Chypre acquiert une importance particulière dans le cadre de cet antagonisme, quiconque parvenant à contrôler ce « porte-avion insubmersible » pouvant renverser en sa faveur le rapport de forces qui s’est créé entre les deux pays.

Confrontation entre directions politiques grecque et chypriote grecque

Côté grec, on promeut l’idée de l’ « Enosi » (Union), dans un premier temps de concert avec la direction chypriote grecque. La Turquie, quand elle comprend que la perspective de rattachement de Chypre à la Grèce est possible, revendique tout d’abord la « double union », puis finalement la concession de bases dans l’île, ce dont discutent aussi les gouvernements grecs. Mais la bourgeoisie chypriote grecque venait de construire un Etat qu’elle voulait contrôler elle-même, sans y partager le pouvoir avec le capitalisme grec. Le désaccord devient particulièrement visible à partir de 1964, quand G. Papandréou annonce sa ligne dite de « centre national », selon laquelle Chypre doit « s’harmoniser » avec la politique d’Athènes. Makarios refuse et le gouvernement Papandréou envoie Grivas (dirigeant de l’organisation fasciste X pendant l’occupation et la guerre civile) à Chypre. En juin 1964 le gouvernement grec le nommera commandant de la « Haute Autorité Militaire de Défense de Chypre » (ASDAK), le faisant de fait chef de la Garde Nationale, comme de l’ELDYK (Force Grecque à Chypre). La Garde Nationale est refondée par des officiers grecs, sur lesquels Makarios ne peut avoir le moindre contrôle.

Durant toute cette période se développe un rude antagonisme entre directions politiques grecques et chypriotes grecques, qui se manifeste par des attaques des forces armées chypriotes grecques contre les enclaves chypriotes turques, chaque fois que gouvernements grecs et turcs se trouvent proches d’un accord de partage de l’île. La bourgeoisie grecque poursuit l’intégration de Chypre (moyennant quelques compensations à la Turquie), tandis que la bourgeoisie chypriote grecque s’y oppose, cherchant à conserver le contrôle total de son Etat. Ainsi, des attaques contre les enclaves turques ont lieu, auxquelles répondent des menaces d’intervention de la Turquie, puis des USA pour empêcher la Turquie de mettre ses menaces à exécution.

C’est aussi dans le cadre de cette confrontation que se forme l’image de la politique extérieure « multipolaire » de Makarios. Il s’emploie à exploiter les contradictions de l’époque de la guerre froide, sans pour autant mettre en cause l’orientation stratégique du capitalisme chypriote qui fut toujours tourné vers l’ouest, c’est pourquoi il ne revendique jamais le départ des bases britanniques de l’île.

La Junte grecque et Chypre

 La junte grecque a poursuivi la politique des gouvernements précédents et imaginait pouvoir régler le problème de son affrontement avec les capitalistes chypriotes grecs en réalisant un mouvement décisif, c’est-à-dire un coup d’Etat renversant Makarios et, de fait annexant l’île. Elle imaginait ainsi donner un sursis au régime militaire agonisant. Elle pensait que les USA (comme cela s’était produit les années précédentes) empêcheraient la Turquie d’intervenir.
Elle n’avait en revanche pas pris en considération ces deux paramètres :
D’abord que les USA, dont la politique aurait logiquement dû consister à empêcher la guerre entre deux pays membres de l’OTAN, n’avaient dans ce cas précis aucune raison de soutenir le sauvetage d’un régime agonisant.
Ensuite que la direction chypriote grecque n’était en aucun cas fidèlement acquise à la perspective d’intégration de Chypre à la Grèce.
Le discours de Makarios au Conseil de Sécurité de l’ONU le 19/07/1974 est à ce titre caractéristique. Il y condamne les événements de Chypre en parlant d’ « …une invasion violant l’indépendance et la souveraineté de la République. Et l’invasion se poursuit, puisque des officiers grecs se trouvent à Chypre. […] Comme je l’ai déclaré, les événements de Chypre ne constituent pas une affaire interne aux grecs de Chypre. Le coup d’Etat de la junte grecque est une invasion dont l’ensemble du peuple de Chypre subira les conséquences : tant les grecs que les turcs ». C’est l’expression la plus caractéristique de l’opposition de la classe dirigeante chypriote grecque à la perspective d’union Grèce – Chypre. En toute probabilité Makarios pensait pouvoir renverser une fois de plus la situation qui était la sienne en utilisant l’affrontement gréco-turc, tandis que comme dans le passé, les USA interviendraient et empêcheraient l’invasion turque.
Il se trompait lui aussi. La Turquie s’est lancée dans une intervention militaire, car l’antagonisme gréco-turc était désormais hors contrôle.
La première phase du problème chypriote a été résolue par la tragédie qui a frappé en plusieurs phases (63 et 74) les masses laborieuses des deux communautés : massacres, réfugiés, disparition de chypriotes turcs et grecs.
Aurait-il pu exister une autre issue ? La réponse à cette question a à voir avec le rôle de la gauche.

La tragique inexistence de la gauche chypriote grecque

A partir des années 50, l’AKEL qui était un des plus importants partis communistes d’Europe et du Moyen-Orient, est passé à côté d’une grande opportunité de développement d’un mouvement anticolonialiste à Chypre. Cela aurait supposé une décision de l’AKEL visant à intégrer dans les rangs du mouvement de libération les travailleurs chypriotes grecs et turcs, qui dès les années 30 avaient commencé à s’organiser dans des syndicats communs et à réaliser des grèves communes contre le colonialisme et les capitalistes chypriotes grecs.
Le développement d’un mouvement de libération regroupant les deux communautés supposait aussi l’existence d’une perspective politique d’Etat démocratique, avec garantie constitutionnelle des droits de la minorité chypriote turque, incluant aussi leur droit à accéder et à contrôler véritablement les fonctions gouvernementales et militaires.
Mais un tel mouvement de libération ne pouvait être organisé par l’AKEL qui subordonnait les enjeux « de classe » à l’enjeu « national » et allait jusqu’à s’ « autocritiquer » de ne pas avoir soutenu depuis le début l’EOKA chauvine et anticommuniste du personnage d’extrême-droite Grivas.
Il aurait fallu une gauche anticapitaliste et internationaliste susceptible d’organiser un mouvement anti-impérialiste de libération nationale de tout le peuple travailleur. L’AKEL n’était pas (et n’est bien sûr pas) cette gauche.

A Chypre aussi, il faut une gauche anticapitaliste.

La seule façon de « résoudre le problème chypriote » est la lutte commune des travailleurs chypriotes grecs et turcs contre les capitalistes des deux camps. Et des deux côtés, cela ne peut se produire que grâce à une gauche plaçant les intérêts de classe de toute la classe ouvrière de l’île au-dessus des intérêts « nationaux » et affrontera les capitalistes de son propre camp. Pour cela, il est indispensable que la gauche à Chypre et en Grèce s’affronte résolument à tous les stéréotypes de « son propre camp ».
La possibilité d’existence d’un Etat chypriote démocratique des chypriotes grecs et turcs ne dépend pas de la forme qui pourra être la sienne (unitaire, fédéral ou confédéral), mais de la reconnaissance du droit des chypriotes turcs à participer à la constitution de l’Etat commun en toute égalité, comme une des nationalités constitutives et non comme une minorité, dont le sort dépendrait de ce que la bourgeoisie chypriote grecque serait prête à lui concéder.
Une telle trajectoire est-elle utopique ? Non. Il y a juste onze ans, en 2003, une grande opportunité a été loupée. Il s’est produit du côté chypriote turc une véritable insurrection, qui a renversé le gouvernement nationaliste de Denktaç et a installé un gouvernement acceptant la perspective de création d’un Etat chypriote unitaire pour les deux nationalités. Pourtant, le mouvement chypriote grec n’a pas eu la capacité de se lier aux chypriotes turcs révoltés, avec toujours une responsabilité de la gauche. Seule une gauche anticapitaliste peut placer les intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière de l’île au-dessus des intérêts « nationaux ». Une gauche anticapitaliste qui à Chypre et en Grèce s’affronterait résolument à tous les stéréotypes de « son propre camp ». Une telle gauche peut ouvrir la voie à l’organisation de luttes communes aux classes ouvrières des deux côtés contre les capitalistes des deux côtés, contre les mécanismes impérialistes dans lesquels la bourgeoisie chypriote grecque est intégrée ou prête à l’être (UE, OTAN, alliance avec Israël, bases britanniques), contre les fascistes de l’ELAM (Front National Populaire) et de l’Aube Dorée qui soutiennent le dogme selon lequel « la solution, c’est l’absence de solution » afin d’ancrer le nationalisme et perpétuer la séparation des deux communautés.
L’unité des mouvements et de la classe ouvrière des deux côtés est une condition indispensable pour la perspective anticapitaliste. Et la perspective anticapitaliste et communiste est la seule qui puisse définir une solution juste et précise pour la coexistence des deux camps.