lundi 1 septembre 2014

Moments cruciaux pour Chypre

Deltio Thyellis – n° 38, avril 2014

L’auteur de cet article (publié dans le bulletin du Réseau pour les Droits Politiques et Sociaux), est chercheur en Sciences Politiques et Histoire à l’Université Panteion d’Athènes et membre de SYRIZA.
Il publie de nombreux articles sur la situation politique de la Grèce et de Chypre, dont il est originaire.

Cela peut s’entendre comme un cliché, mais c’est pourtant le reflet exact des évolutions en cours à Chypre : nous sommes face à des moments décisifs et historiques. Tout indique que le processus de négociations va conduire à ce que l’auteur lui-même ne pouvait imaginer après 2004, de nouveaux référendums sur l’adoption ou non d’un nouveau plan de résolution du problème chypriote. Parce que le moment est crucial, la gauche a le devoir d’examiner l’ensemble des données de la situation – historiques, sociaux, politiques et économiques – afin de définir une opinion sur les événements en cours.

Acquis fondamentaux

Le premier et le plus important, l’affaire chypriote ne démarre pas en 1974 : elle a une longue histoire qui remonte au moins à la décennie 1940. En témoignent les affrontements intercommunautaires de 1958, de 1963 – 64, de 1968. La liquidation des villages chypriotes turcs  Tochnis et Marathas par des soldats chypriotes  grecs en 1974 vient le souligner. En peu de mots, le problème chypriote n’est pas seulement un problème d’invasion et d’occupation. C’est tout d’abord un problème de querelle de nationalités et, par conséquent, ce repli, de même que cette invasion – occupation, ne peut que remplir un rôle important dans n’importe quel plan d’accord.

Le second : La position constante de la gauche est la solution de confédération bicommunautaire des deux zones (Διζωνικής Δικοινοτικής Ομοσπονδίας, DDO) dans le cadre de l’ONU. Confédération bicommunautaire, car cette solution est juste historiquement, et qu’elle est la seule qui puisse constituer un pas déterminant vers le dépassement de la querelle de nationalités. C’est une solution rationnelle qui respecte les peurs et incertitudes des deux communautés et restaure les libertés de base dans l’île. Dans le cadre de l’ONU car malgré son caractère impérialiste et le rôle que jouent les USA en son sein c’est le seul cadre communément reconnu, et c’est pour cela qu’elle est la position constante de la partie chypriote grecque de 1974 à aujourd’hui. Ainsi, à partir de 1977 et conformément aux votes 716 et 750 de l’ONU, tant le cadre de la DDO que le principe de l’égalité politique des deux communautés sont préservés. C’est précisément parce ces principes sont communément admis par l’ensemble des forces politiques (extrême-droite exceptée) de la communauté chypriote grecque qu’ils ont fait partie des accords conclus par les présidents chypriotes, y compris par le très retord Tassos Papadopoulos.

Le nouveau communiqué commun

Il s’agit d’un texte d’accord sur le cadre de la solution. Le projet final résultera de négociations et sera soumis à l’épreuve de référendums séparés. Que craignent ceux qui s’opposent ? Beaucoup de choses ont été dites et écrites au sujet de ce texte. L’important est que la DDO est sauvegardée, avec une souveraineté, une nationalité et une représentation internationale. De plus, l’interdiction de toute tendance éventuelle à la séparation est affirmée, de façon nettement plus forte que dans les plans précédents. Bien entendu, un tel texte contient des incertitudes, des manques et des vides, qui seront précisément l’objet des négociations.

Les résistances

Elles proviennent souvent des mêmes cercles patriotiques, qui ressassent constamment les mêmes arguments. Je ne pense honnêtement pas qu’il existe de terrain de discussion, car leur analyse a pour point de départ une thèse avec laquelle je suis en total désaccord : Chypre est une île grecque non inclue dans l’Etat grec, mais qui fait bien partie de la nation grecque et doit être considérée comme telle. Il existe par ailleurs des questionnements « bienveillants ». Certains évoquent la situation économique défavorable tant de la République de Chypre que de la Grèce, et se demandent si le moment est le plus approprié pour résoudre le problème chypriote. La réponse est que le moment « approprié », c’était hier. A mesure que le temps passe, les conditions deviennent de plus en plus défavorables. Les résultats de la séparation de fait s’ancrent, tant sur le terrain que dans les consciences. Par conséquent, c’est toujours le bon moment.

La seconde objection évoque le problème de l’impérialisme et du rôle des USA dans le processus, du fait de la découverte d’hydrocarbures en mer de Chypre. L’objectif premier des USA est que la stabilité règne dans la région afin que le passage du gaz puisse se faire en toute sécurité. Ceci crée les conditions d’une solution. Ils savent en revanche que pour que la solution s’impose elle doit être communément adoptée. En quoi ceci est-il contradictoire avec les intérêts chypriotes grecs et turcs ? Le rejet de la solution dans le cadre de l’anti-impérialisme conduit, historiquement, à plus d’impérialisme. Suite au « non » de 2004 nous avons été conduits à une alliance politico-militaire avec Israël dans le but de renforcer la position de la République de Chypre face à la Turquie. A l’heure où ses lignes sont écrites, ont lieu des exercices militaires communs. De plus le rejet du Plan Annan a mené à l’intégration unilatérale à l’UE et à la zone euro afin de renforcer la partie chypriote grecque et d’augmenter la pression sur la partie chypriote turque.

En fin de compte, le gel de la situation existante au nom de l’anti-impérialisme ignore le fait que l’impérialisme se gèlera aussi. Les projets liés au gaz naturel seront maintenus. Les intérêts américains peuvent être satisfaits dans le cadre d’une division normalisée de Chypre. C’est-à-dire un aménagement de la situation, avec retour possible des habitants de Varosha (1) et probablement un accord de répartition des profits issus de l’exploitation du gaz naturel. Les différents camps (grecs, turcs, britanniques) se maintiendront dans l’île et le rôle de la Turquie dans la partie nord ne cessera de se renforcer. Enfin, la gauche restera enfermée dans les limites nationales que détermine la situation présente, impuissante à fixer un nouveau cadre uni de lutte sociale et de classe.

Adam Zaxariadis

(1)    Ce quartier balnéaire de la ville chypriote turque de Famagouste a été déserté par ses habitants grecs lors de l’invasion par l’armée turque en 1974 et est depuis abandonné. (NdT)