jeudi 7 février 2013

Discours d'Alexis Tsipras à l'Institut Brookings

Discours prononcé le 22 janvier 2013 à Washington.

Sur cette vidéo, le discours traduit en anglais, ainsi que le débat qui n'est pas retranscrit dans la traduction ci-dessous.


Permettez-moi de le dire clairement : SYRIZA maintiendra la Grèce dans la zone Euro. Mais cela ne signifie pas l’acceptation des politiques stupides et inhumaines que nous dictent les actuels dirigeants suicidaires de la zone Euro. Non ! En effet, selon moi, afin de nous maintenir à long terme dans la zone Euro, afin que la zone Euro survive réellement, nous avons besoin d’un changement de projet. Nous avons besoin d’une réévaluation rationnelle de notre stratégie visant à lutter contre la crise. Pas au niveau grec. Au niveau de l’Union Européenne. Mais cette stratégie nouvelle ne pourra venir sans, et à moins qu’un parti comme le nôtre ne crie à Bruxelles : ça suffit !


Mesdames et Messieurs,

C’est un honneur et un grand plaisir pour moi de me trouver aujourd’hui à Brookings.

Une fondation dotée d’une solide tradition de discussions argumentées.

Une fondation qui peut comprendre ce que risquent la Grèce et l’Europe aujourd’hui.

Je me souviens que quand j’étais petit, les anciens disaient que si l’Amérique prennait froid, la Grèce restait clouée au lit avec une pneumonie.

Aujourd’hui, j’entend certains de vos politiciens mettre en garde le gouvernement des USA de les écouter s’il ne veut pas devenir…la Grèce.

Une chose est claire : nos pays peuvent être très différents en taille et en structure. Nous savons aussi qu’il existe des ombres et des problèmes du passé que nous voulons surmonter.

Mais il existe aussi des liens forts qui dans un environnement mondialisé deviennent de plus en plus forts.

Car le désastre qui est le nôtre vous concerne aussi.

Une chose que je remarque en tant que grec en me promenant dans vos rues, c’est que l’Amérique ne se trouve pas dans la situation de dépression que mon pays ressent malheureusement aujourd’hui. Je n’ai pas vu de magasins fermés, de visages sombres, de signes de désespoir partout.

. L’Amérique à évité la dépression après 2008.

. Evidemment, vous aussi avez payé un lourd tribut après la crise de 2008.

. Votre économie continue d’avoir du mal à récupérer.

. Votre taux d’emploi est encore dramatiquement faible.

. Votre peuple est encore inquiet.

. Des millions de personnes ont encore du mal à gagner de quoi vivre.

. Presque tout le monde reste en colère contre ceux qui ont causé tant de souffrance.

. Mais la dépression, vous l’avez évitée.

Au contraire, la Grèce vit une profonde dépression. En disant cela, je ne veux pas dire une profonde  récession. Je parle bien d’une dépression.

Je veux préciser la chose suivante.

Pour nous il est clair que l’économie grecque et l’appareil d’Etat grec avaient leurs propres problèmes internes. Ces problèmes sont structurels et ont des racines profondes.

Ils n’ont pourtant pas créé la crise en Grèce. La crise n’est pas grecque. Ils n’ont pas créé la crise mais l’ont empiré.

Et permettez-moi de dire que le peuple grec est un peuple travailleur. Malheureusement diffamé par ses dirigeants politiques.

En ce moment en Grèce :

. Même les entreprises en bonne santé financière font faillite.

. Des jeunes hautement qualifiés titulaires de doctorats d’universités américaines ou britanniques, ne réussissent pas à trouver de travail.

Pourquoi ceci a-t-il lieu ? Pourquoi n’y a-t-il pas de fin à cette spirale ?

La réponse de base est que le système de crédit a cessé de fonctionner et que l’Etat, au lieu de l’appuyer, mine le potentiel de croissance.

Nos banques ne peuvent ni emprunter ni prêter. Dans le même temps :

. Notre Etat endetté emprunte de l’argent à l’Europe et au FMI pour le compte des banques, mais ces capitaux disparaissent dans les trous noirs des banques.

. Notre industrie et nos services sont en ruines tandis que l’Etat attaque les revenus amputés de ceux qui travaillent encore pour couvrir ses déficits.

. Seulement il ne peut y parvenir du fait que notre dette nationale augmente tandis que le revenu national à partir duquel la dette doit être remboursée diminue rapidement.

Et ce cercle vicieux tourne de plus en plus vite.

Les ministres du gouvernement reconnaissent en privé qu’eux aussi pensent que leurs politiques intensifient la crise – ajoutant qu’ils n’ont pas d’alternative –, que ces politiques leurs sont imposées par l’Europe.

Chaque fois que le gouvernement grec fait une nouvelle annonce optimiste les gens la comparent avec la catastrophe qu’ils voient autour d’eux et perdent toute foi dans l’idée que ceux qui dirigent la nation savent ce qu’ils font.

Je crains que pour de nombreux économistes, mais aussi pour des étudiants en politiques publiques, notre pays s’est transformé en laboratoire de politiques d’austérité.

. Si vous voulez voir comment la mise en application de politiques économiques pro-cycliques a détruit le tissu social, transformant une récession en crise profonde, venez en Grèce.

. Si vous voulez voir comment l’imposition du plus grand programme de discipline budgétaire en temps de paix ne parvient pas à répondre à la crise de la dette, venez en Grèce.

. Si vous voulez savoir comment la cleptocratie parvient à se maintenir au pouvoir après avoir détruit une nation entière, venez en Grèce.

Le point de vue dominant est que le cycle de récession que je vous décris a commencé en raison du surendettement de l’Etat grec au cours de la période qui à précédé le crash de 2008. Ce nest pas faux.

Cependant en termes d’analyse, cela ne nous aide pas dans nos efforts pour comprendre les raisons de la crise. C’est un peu comme si on disait d’un malade qui souffre d’un cancer qu’il a mal. Cela peut être vrai, mais cette observation ne peut expliquer ce qui a provoqué le cancer, de quel type de cancer il s’agit, et quel traitement peut contribuer à se guérison. La dette, comme la douleur, est le symptôme d’un problème plus profond.

Si vous ne croyez pas que la dette n’est pas la raison de la crise, réfléchissez à l’exemple de l’Irlande. Ou de lEspagne. Le niveau de leur dette publique en 2008 était plus bas que celui de lAllemagne. Leurs budgets publics étaient en excédant, à l’inverse de celui de l’Allemagne qui était déficitaire. Et malgré cela l’Irlande et l’Espagne se sont trouvés dans le même cercle vicieux que la Grèce : coupes dans les salaires, baisse de la demande, montée du chômage, émigration, désillusion. Pourquoi ?

La raison en est, bien sûr, que nos pays font partie d’une Union Monétaire mal conçue. Une union monétaire qui a fait deux choses :

. Elle a retiré à nos économies la capacité d’amortir le choc, dans le cas où nous frappe une crise mondiale ou régionale.

. Et elle fait en sorte que, quand vienne le choc, il soit beaucoup, beaucoup plus dur ! Pourquoi plus dur ? Parce que, pendant les « années fastes », notre union financière a conduit à de gigantesques flux de capitaux des pays excédentaires vers  nos pays déficitaires. Les flux ont créé des bulles qui, à leur tour, ont créé l’illusion de la croissance (du développement) et du progrès.

. En Espagne, l’argent provenait d’Allemagne et était d’ailleurs empruntée par des investisseurs privés. Les prix des habitations ont augmenté, les gens se sont endettés à un haut niveau auprès des banques pour les acheter, les prix ont alors continué d’augmenter, les gens se sentaient riches, ont dépensé plus et, ainsi, l’économie espagnole s’est développée rapidement sur le dos de la dette privée.

En Grèce, l’argent venu d’Allemagne et d’ailleurs était empruntée par l’Etat, lequel le distribuait continuellement aux investisseurs privés pour construire des routes, les sites olympiques.

En même temps, l’évasion fiscale et les exemptions d’impôts pour les riches ont empêché d’établir un budget équilibré.

Quand les marchés financiers se sont effondrés en 2008, tant la Grèce que l’Espagne était en route vers la catastrophe. En Espagne, comme en Irlande, le marché de l’immobilier s’est écroulé, les prix ont chuté, les gens se sont retrouvés avec des maisons qui valaient moins que leurs emprunts, beaucoup ont fait faillite. Quand les banques ont commencé à avoir des problèmes, l’Etat est intervenu et a intégré leurs pertes à ses comptes. De cette façon, les banques comme l’Etat ont fait faillite.

En Grèce, l’Etat a fait faillite immédiatement, dans la mesure où c’était celui qui s’était endetté au plus haut niveau. Par la suite, les banques qui avaient prêté à l’Etat ont aussi fait faillite. Ensuite, les investisseurs ont fait faillite. Bientôt, tout le pays s’était effondré.

Compte tenu de la structure de la zone Euro, comme les Etats, sans Banque Centrale derrière eux, ont dû endosser la faillite des banques, et comme les banques ont dû continuer à financer les Etats en faillite, il était inévitable que l’étreinte mortelle entre les banques insolvables et les Etats insolvables conduise à un effet domino.

A ce moment, l’Union Européenne a refusé de regarder en face les brèches structurelles au cœur de l’union monétaire.

. Ils ont décidé qu’il était préférable de prétendre qu’il s’agissait simplement d’une crise des dettes souveraines, plutôt que de reconnaître qu’ils avaient construit un avorton d’union monétaire

. Ils ont décidé d’imposer l’austérité aux économies en voie d’effondrement, s’assurant ainsi que le rythme de cet effondrement s’accélérerait.

. De cette façon, ils ont précipité une récession dont nous n’avions pas besoin…

. Et ils y persistent.

. Avec un coût humain énorme.

. Et avec un coût énorme pour la démocratie.

Alors, Mesdames et Messieurs, je me tiens devant vous et j’ai profondément honte de vous dire qu’aucune de ces leçons n’a été prise en compte par l’Europe.

Une autre chose que nous a enseignée la crise de 1929 est que, si la classe politique ne parvient pas à s’opposer aux conséquences de cet effondrement, et si le fléchissement économique se transforme en récession, les nazis se retrouvent bientôt au Parlement.
 
Et dans le Parlement de mon pays, nous sommes tenus chaque jour de nous assoir en face d’une aile de voyous nazis qui promeuvent l’antisémitisme et saluent à la façon d’Adolf Hitler.

Comme j’ai mentionné la période de l’entre-deux guerre, la Grande Dépression, il me semble intéressant de comparer notre Banque Centrale, la Banque Centrale Européenne, avec la FED (la Réserve Fédérale), ici à Washington.

Le fait que le dirigeant de votre Banque Centrale, M. Ben Bernanke, ait réalisé son parcours universitaire en étudiant la Grande Dépression, est important. Ce peut être une des raisons pour laquelle la FED s’est comportée de façon si différente de celle de la BCE.

Si quelqu’un compare le langage utilisé par M. Bernanke durant les cinq dernières années avec celui des banquiers de notre Banque Centrale, il remarquera la différence. La Banque Centrale Européenne, notre Banque Centrale, semble imperméable à la crise économique qui se déroule sous son nez. Si nos banquiers centraux avaient passé un peu plus de leur temps à étudier la Grande Dépression, les choses pourraient être différentes.

En insistant un instant sur la question de la Grande Dépression, permettez-moi de vous remémorer l’intelligente remarque de Franklin Roosevelt selon laquelle, dans une époque de récession, le pire à craindre est la peur elle-même. Dans mon pays, comme s’ils voulaient prouver que Roosevelt avait raison, dans leur intérêt, les cleptocrates luttent pour maintenir leur pouvoir en répandant la peur. La peur de la solution alternative à leur règne. La peur de nous. La peur de la Gauche que je représente ici aujourd’hui.

Y a-t-il quelque chose à craindre de la Gauche en Grèce ? De quelle façon sommes-nous radicaux ? Les alarmistes vous diront que notre parti, s’il arrive au gouvernement, déchirera l’accord de prêt avec l’Union Européenne et le FMI, fera sortir le pays de la zone Euro, coupera les liens de la Grèce avec l’Occident civilisé, que la Grèce deviendra une nouvelle Corée du Nord.

Ceci relève dur pire alarmisme. SYRIZA, mon parti, de veut rien de cela. Nous avons toujours été, et nous resterons toujours, un parti européen.

Ce que nous pensons, c’est que l’Europe a perdu son chemin, et qu’elle impose des politiques inhumaines à ses propres peuples, ce qui ne peut être considéré comme anti-européen. Notre politique doit répondre aux intérêts des peuples d’Europe. Et dans l’idée que l’Europe est notre maison et que nous devons la protéger de la Grande Dépression qui se propage et qui menace, non seulement nous les européens, mais toute l’économie mondiale. Nous voulons mettre fin à la fragmentation de l’Europe. Et ceci signifie résister aux politiques actuelles en Europe.

Permettez-moi de dire ceci clairement : SYRIZA maintiendra la Grèce dans la zone Euro. Mais cela ne signifie pas l’acceptation des politiques stupides et inhumaines que nous dictent les actuels dirigeants suicidaires de la zone Euro. Non ! En effet, selon moi, afin de nous maintenir à long terme dans la zone Euro, afin que la zone Euro survive réellement, nous avons besoin d’un changement de projet. Nous avons besoin d’une réévaluation rationnelle de notre stratégie visant à lutter contre la crise. Pas au niveau grec. Au niveau de l’Union Européenne. Mais cette stratégie nouvelle ne pourra venir sans, et à moins qu’un parti comme le nôtre ne crie à Bruxelles : ça suffit !

Ce que nous disons, c’est que l’accord est violé quotidiennement par la réalité elle-même. L’accord de prêt fera l’objet de renégociations.

Mais le mémorandum daustérité est déjà mort.

Permettez-moi de souligner que ce n’est pas le travail du FMI de prédire ce qui se passera si SYRIZA gagne. Nous pourrions nous passer de tels commentaires qui sapent encore plus la stabilité de l’économie.

Cependant, je mets en garde Bruxelles, Francfort et Berlin, que cet accord a été dépassé par la réalité.

Qu’il est impossible à mettre en application, même si SYRIZA convainc tous les hommes, femmes et jeunes de Grèce de se réveiller et de s’endormir chaque jour avec l’intention de le conserver.

Vous le voyez, il s’agit d’un accord qui est en contradiction avec les lois de l’économie. Et c’est pour cela l’obstination dans la mise en application de cet accord est contradictoire avec les lois de l’humanisme.

Ainsi, si les politiques radicales de SYRIZA ne correspondent pas à un retrait de la Grèce de la zone Euro ; et s’il ne s’agit pas de déchirer nos accords avec l’Union Européenne ; que signifie notre étiquette de Gauche Radicale ?

Elle signifie que nous sommes prêts pour des réformes radicales de l’Etat, afin que se crée un environnement stable de justice, de redistribution des richesses, et d’investissements.

Elle signifie que nous continuerons d’insister sur le fait que la zone Euro a besoin de fondations nouvelles.

Elle signifie que nous n’accepterons pas que la réincarnation européenne de Herbert Hoover hante les peuples d’Europe.

Elle signifie que nous nous opposerons à chaque tentative visant à expliquer la crise de l’Euro par le schéma : « les cigales du Sud ont excessivement dépensé en utilisant les fourmis du Nord comme garants ».

Elle signifie que nous continuons à expliquer que la crise de l’Euro a lieu parce que les cigales d’Allemagne et de Grèce ont fait la fête avant 2008, en faisant du profit sur le dos des fourmis qui travaillent dur tant en Allemagne qu’en Grèce.

Et quand est arrivé le krach, les cigales d’Allemagne et de Grèce ont exigé que leurs pertes soient payées par les fourmis d’Allemagne et de Grèce.

Cela signifie que nous exigerons un Nouvel Accord (New Deal) pour l’Europe, qui mobilisera les forces productives du Continent contre la pauvreté et le désespoir.

En juin dernier, Syriza a bondi de 4 à 27% mais n’était pas le premier parti.

Beaucoup d’entre vous ont dû entendre la propagande selon laquelle Syriza est un parti dangereusement inexpérimenté.

Aujourd’hui, je me tiens ici, devant vous, prêt à répondre à vos questions, fier de dire :

Oui, nous sommes inexpérimentés pour ce qui est de conclure des accords troubles avec les cleptocrates et les oligarques. Oui, nous sommes inexpérimentés dans le fait de couvrir des scandales de corruption, comme le tristement célèbre scandale de Siemens. Comme dans le scandale de dissimulation de la liste Lagarde. Oui nous sommes inexpérimentés. Oui, nous n’avons à notre actif aucune signature d’accord de prêt contradictoire avec la logique macroéconomique. Oui, nos pensées sont claires et nos mains fermes. Et, par-dessus tout, elles sont propres.

Enfin, mon message à cette assistance, ici à Brookings, est que notre parti veut établir un dialogue mutuellement profitable avec les penseurs progressistes de bonne volonté de votre côté de l’Atlantique.

Je veux vous dire que les gens en Grèce, même dans la gauche radicale, vous considèrent comme des compagnons de route ambivalents, mais une entreprise importante pour le rétablissement de la prospérité et de l’espoir des deux côtés de l’Atlantique.

Le reste du monde, après avoir réalisé d’énormes progrès ces dernières décennies, observe les européens et les américains avec inquiétude. Nous ne devons pas les décevoir, comme nous ne devons pas décevoir nos propres peuples.

Nous devons démontrer tous ensemble que l’humanité est devenue plus sage de par les catastrophes qu’elle a vécue dans le passé.

Je vous remercie.