mercredi 13 février 2013

La gauche et l'"espace intermédiaire" - Texte du courant de gauche de Syriza

Ce texte, paru sur le site rproject (courant de gauche en formation depuis le dernier congrès de Syriza), fait état d'un débat d'orientation en cours dans la coalition. D'autres textes à ce sujet seront mis en ligne. Le dernier numéro de la revue Inprecor y consacre quelques unes de ses pages.
Le courant de gauche de Syriza comprend entre autres les groupes trotskystes Kokkino (Rouge) et DEA (Gauche Ouvrière Internationaliste).



La gauche et l’ « espace intermédiaire »

Dimitris Belandis
07/02/2013

Lors de la dernière réunion du Comité Central de Syriza (2 et 3 février 2013), s’est développée une intense réflexion de la part de la direction majoritaire sur la nécessité d’une couverture et d’une représentation politique des couches intermédiaires, soit dans le sens que nous les représentions nous-mêmes, soit dans le sens que nous nous allions avec leur éventuelle (et peut-être future) représentation politique.
Comme l’ont mentionné de façon très significative les dirigeants, la disparition de tout l’espace politique au centre serait particulièrement négative pour l’accès de Syriza au pouvoir gouvernemental. Elle nous isolerait au sein de la scene politique.
Tout d’abord, malheureusement, cet argument est très ancien et pas nouveau. Les sociaux-démocrates allemands parlaient de la couverture de l’« espace intermédiaire » quand ils ont rompu avec le marxisme au congrès de Bade-Godesberg en 1959. Blair parlait de la même chose quand il a transformé le Parti Travailliste en New Labour.
Selon cette idée, les sociétés capitalistes avancées se sont complexifiées socialement, la classe ouvrière traditionnelle se réduit et les couches moyennes se développent de façon spectaculaire (on y inclut collectivement les petites entreprises, les travailleurs indépendants, les employés des services, les travailleurs du secteur public, les commerciaux ect…) Et donc, arrive le moment où on dit avec André Gorz « adieu au prolétariat ». Le parti de classe devient polyvalent, attrape-tout (« catch-all party »).

L’ « espace social intermédiaire »

Il faut donc examiner la signification de cet « espace intermédiaire » ou « espace central », et quelle en est aujourd’hui la marge d’approche de la part de notre Gauche. L’espace social intermédiaire et l’espace politique intermédiaire sont deux choses différentes. A l’espace social intermédiaire appartient la petite bourgeoisie polymorphe, tant entrepreneuriale que salariée (fonction publique moyenne, employés du privé occupant des postes de direction intermédiaires), les couches qui n’appartiennent ni au capital ni à la classe ouvrière. Parfois, cette formule attribuée à la gauche, semble aussi inclure des fractions du petit capital. Ces couches, en accord avec la théorie marxiste, n’ont pas de représentation indépendante dans le champ politique, et pratiquement aucune formation idéologique indépendante – l’idéologie « petite-bourgeoise » étant une forme de l’idéologie bourgeoise, telle qu’elle est vécue par ces couches sociales. En ce sens, il n’existe pas de véritable « partis petit-bourgeois », ces couches trouvent une médiation politique soit dans les partis bourgeois soit dans la gauche. Lorsqu’elles sont représentées par les partis bourgeois, elles laissent une « emprunte idéologique » à leurs représentants, par exemple les partis de droite ou du centre, la social-démocratie moderne, ou le fascisme.
L’espace politique intermédiaire est une autre chose. C’est la version modérée de la politique bourgeoise, autrefois principalement le libéralisme, de façon plus récente la social-démocratie. L’espace du centre représente principalement les couches bourgeoises et petite-bourgeoises, et dans le cas de la social-démocratie également de larges couches ouvrières. Dans la phase actuelle, l’approfondissement de la crise a généré une radicalisation du centre, principalement vers la droite. Le discours des anciens partis du centre devient vivement et extrêmement néolibéral et très souvent néoconservateur (« la loi et l’ordre »). Donc, dans le sens ancien de politique bourgeoise modérée, les partis centristes ont disparu.

… et l’espace politique intermédiaire

Il se crée donc une confusion chez certaines positions à l’intérieur de Syriza. Premièrement, naît la tentation de reprendre à notre compte des idées politiques qui sont spontanément celles des partis petit-bourgeois (pas de ruptures, continuité de l’Etat, respect de la propriété, « loi et ordre », chefs de famille) pour qu’ils nous permettent de nous hisser au pouvoir gouvernemental. Ceci n’est pourtant pas la politique de l’hégémonie, ni à l’époque de Gramsci, ni aujourd’hui. L’hégémonie ouvrière ne peut exister sans la prééminence des conceptions liées à la coopération sociale et au renversement de l’ordre social, sans retournement de priorité au sein de l’actuelle classe ouvrière élargie. La collaboration avec les couches petite-bourgeoises est nécessaire, en particulier dans la traversée du désert de la crise, mais elle requière la radicalisation à gauche de ces couches, une vision pédagogique de la part de la Gauche et, bien sûr, aucun alignement de la part de celle-ci sur les conceptions petite-bourgeoise et bourgeoise.

Pire encore, nous ne pouvons « reconstruire » des partis centristes à partir du néant, ni restaurer ces anciens courants politiques que la lutte des classes a elle-même éliminé ou nous deviendrons nous-mêmes le « nouveau centre ». Toute collaboration avec les partis centristes antérieurs ne signifierait pas une politique de « salut social » mais notre inscription dans la radicalisation droitière de ces partis, c’est-à-dire la poursuite de la gestion de la crise. Non pas l’alliance avec les couches petite-bourgeoise mais de facto l’alliance avec un nouveau type de droite bourgeoise (voire sur certaines questions d’extrême-droite).

Il n’y a pas de troisième voie.

Comment pouvons-nous donc convaincre que nous sommes quelque chose de différent et ainsi renforcer la dynamique du 17 juin 2012 ? Bien sûr il y a les Démocrates « de Gauche » (DIMAR). Après les mémorandums, les mobilisations, la suppression des conventions collectives, la dénonciation des syndicats, les tortures, c’est une plaisanterie politique.
Maintenant, il y a bien sûr l’alternative possible que nous devenions nous-mêmes le « nouveau centre ». Considérons cependant la réalité. La polarisation sociale aiguë qui a fait se déplacer l’ancien centre ne nous épargnera pas. La base pour un nouveau centre serait ou bien la possibilité d’un nouveau pacte social-démocrate, ou bien même une version keynésienne de gauche du néolibéralisme. Or les contreparties pour ce genre de pacte n’existent pas – la bourgeoisie et la troïka veulent tout, ici et maintenant.
L’Etat « d’urgence » se construit en direction totalement opposée à ce pacte. Donc, soit nous accepterons les options fondamentales de la gestion des mémorandums, devenant ainsi la nouvelle « gauche » de centre-droit, soit nous nous opposerons frontalement. Il n’y a aucune troisième voie. Et pour être honnêtes, seule une radicalisation à gauche, principalement des travailleurs et ensuite des secteurs petit-bourgeois, pourrait profiter à ces couches petite-bourgeoises affectées et appauvries par la crise.

A l’intérieur de ces logiques de « secteur intermédiaire », se trouve un danger de subir une fois de plus ce que la gauche du 20è siècle a subi. Etre à la traîne de Papandreou au Liban et avant décembre, être à la traîne de l’Union du Centre dans les années 60, être à la traîne d’Andreas pendant la Transition. Ce serait une farce, au lieu des tragédies passées, puisque dans la marche vers l’hégémonie nous serions à la traîne de nos alliés bourgeois, sans doute moins puissants que nous. Et nous oublierions ce vieil acquis gramsciste-léniniste selon lequel nous construisons l’hégémonie avec nos alliés sociaux et nous dominons (unilatéralement) nos adversaires sociaux.  
Les conditions politiques et sociales sont encore réunies pour se prémunir des aventures induites par la quête de « l’espace intermédiaire ». Tentons de le faire.