Ce texte, paru sur le site rproject (courant de gauche en formation depuis le dernier congrès de Syriza), fait état d'un débat d'orientation en cours dans la coalition. D'autres textes à ce sujet seront mis en ligne. Le dernier numéro de la revue Inprecor y consacre quelques unes de ses pages.
Le courant de gauche de Syriza comprend entre autres les groupes trotskystes Kokkino (Rouge) et DEA (Gauche Ouvrière Internationaliste).
La
gauche et l’ « espace intermédiaire »
Dimitris Belandis
07/02/2013
Lors de la dernière réunion du Comité
Central de Syriza (2 et 3 février 2013), s’est développée une intense réflexion
de la part de la direction majoritaire sur la nécessité d’une couverture et d’une
représentation politique des couches intermédiaires, soit dans le sens que nous
les représentions nous-mêmes, soit dans le sens que nous nous allions avec leur
éventuelle (et peut-être future) représentation politique.
Comme l’ont mentionné de façon très
significative les dirigeants, la disparition de tout l’espace politique au
centre serait particulièrement négative pour l’accès de Syriza au pouvoir
gouvernemental. Elle nous isolerait au sein de la scene politique.
Tout d’abord, malheureusement, cet
argument est très ancien et pas nouveau. Les sociaux-démocrates allemands
parlaient de la couverture de l’« espace intermédiaire » quand ils
ont rompu avec le marxisme au congrès de Bade-Godesberg en 1959. Blair parlait
de la même chose quand il a transformé le Parti Travailliste en New Labour.
Selon cette idée, les sociétés
capitalistes avancées se sont complexifiées socialement, la classe ouvrière
traditionnelle se réduit et les couches moyennes se développent de façon
spectaculaire (on y inclut collectivement les petites entreprises, les
travailleurs indépendants, les employés des services, les travailleurs du
secteur public, les commerciaux ect…) Et donc, arrive le moment où on dit avec
André Gorz « adieu au prolétariat ». Le parti de classe devient polyvalent,
attrape-tout (« catch-all party »).
L’ « espace
social intermédiaire »
Il faut donc examiner la signification
de cet « espace intermédiaire » ou « espace central », et
quelle en est aujourd’hui la marge d’approche de la part de notre Gauche. L’espace
social intermédiaire et l’espace politique intermédiaire sont deux choses
différentes. A l’espace social intermédiaire appartient la petite bourgeoisie
polymorphe, tant entrepreneuriale que salariée (fonction publique moyenne,
employés du privé occupant des postes de direction intermédiaires), les couches
qui n’appartiennent ni au capital ni à la classe ouvrière. Parfois, cette
formule attribuée à la gauche, semble aussi inclure des fractions du petit
capital. Ces couches, en accord avec la théorie marxiste, n’ont pas de représentation indépendante dans le champ politique,
et pratiquement aucune formation idéologique indépendante – l’idéologie « petite-bourgeoise »
étant une forme de l’idéologie bourgeoise, telle qu’elle est vécue par ces
couches sociales. En ce sens, il n’existe pas de véritable « partis petit-bourgeois »,
ces couches trouvent une médiation politique soit dans les partis bourgeois
soit dans la gauche. Lorsqu’elles sont représentées par les partis bourgeois,
elles laissent une « emprunte idéologique » à leurs représentants,
par exemple les partis de droite ou du centre, la social-démocratie moderne, ou
le fascisme.
L’espace politique intermédiaire est
une autre chose. C’est la version modérée
de la politique bourgeoise, autrefois principalement le libéralisme, de
façon plus récente la social-démocratie. L’espace du centre représente
principalement les couches bourgeoises et petite-bourgeoises, et dans le cas de
la social-démocratie également de larges couches ouvrières. Dans la phase
actuelle, l’approfondissement de la crise a généré une radicalisation du centre,
principalement vers la droite. Le discours des anciens partis du centre devient
vivement et extrêmement néolibéral et très souvent néoconservateur (« la
loi et l’ordre »). Donc, dans le
sens ancien de politique bourgeoise modérée, les partis centristes ont disparu.
… et l’espace politique
intermédiaire
Il se crée donc une confusion chez
certaines positions à l’intérieur de Syriza. Premièrement, naît la tentation de
reprendre à notre compte des idées politiques qui sont spontanément celles des
partis petit-bourgeois (pas de ruptures, continuité de l’Etat, respect de la
propriété, « loi et ordre », chefs de famille) pour qu’ils nous
permettent de nous hisser au pouvoir gouvernemental. Ceci n’est pourtant pas la politique de l’hégémonie, ni à l’époque de
Gramsci, ni aujourd’hui. L’hégémonie ouvrière ne peut exister sans la
prééminence des conceptions liées à la coopération sociale et au renversement
de l’ordre social, sans retournement de priorité au sein de l’actuelle classe
ouvrière élargie. La collaboration avec les couches petite-bourgeoises est
nécessaire, en particulier dans la traversée du désert de la crise, mais elle
requière la radicalisation à gauche de ces couches, une vision pédagogique de
la part de la Gauche et, bien sûr, aucun alignement de la part de celle-ci sur
les conceptions petite-bourgeoise et bourgeoise.
Pire encore, nous ne pouvons « reconstruire »
des partis centristes à partir du néant, ni restaurer ces anciens courants
politiques que la lutte des classes a elle-même éliminé ou nous deviendrons
nous-mêmes le « nouveau centre ». Toute collaboration avec les partis
centristes antérieurs ne signifierait pas une politique de « salut social »
mais notre inscription dans la radicalisation droitière de ces partis, c’est-à-dire
la poursuite de la gestion de la crise. Non pas l’alliance avec les couches
petite-bourgeoise mais de facto l’alliance avec un nouveau type de droite
bourgeoise (voire sur certaines questions d’extrême-droite).
Il n’y a pas de
troisième voie.
Comment pouvons-nous donc convaincre
que nous sommes quelque chose de différent et ainsi renforcer la dynamique du
17 juin 2012 ? Bien sûr il y a les Démocrates « de Gauche »
(DIMAR). Après les mémorandums, les mobilisations, la suppression des
conventions collectives, la dénonciation des syndicats, les tortures, c’est une
plaisanterie politique.
Maintenant, il y a bien sûr l’alternative
possible que nous devenions nous-mêmes le « nouveau centre ». Considérons
cependant la réalité. La polarisation sociale aiguë qui a fait se déplacer l’ancien
centre ne nous épargnera pas. La base pour un nouveau centre serait ou bien la
possibilité d’un nouveau pacte social-démocrate, ou bien même une version keynésienne
de gauche du néolibéralisme. Or les contreparties pour ce genre de pacte n’existent
pas – la bourgeoisie et la troïka veulent tout, ici et maintenant.
L’Etat « d’urgence » se
construit en direction totalement opposée à ce pacte. Donc, soit nous accepterons
les options fondamentales de la gestion des mémorandums, devenant ainsi la
nouvelle « gauche » de centre-droit, soit nous nous opposerons
frontalement. Il n’y a aucune troisième voie. Et pour être honnêtes, seule une
radicalisation à gauche, principalement des travailleurs et ensuite des
secteurs petit-bourgeois, pourrait profiter à ces couches petite-bourgeoises
affectées et appauvries par la crise.
A l’intérieur de ces
logiques de « secteur intermédiaire », se trouve un danger de subir
une fois de plus ce que la gauche du 20è siècle a subi. Etre à la traîne de Papandreou
au Liban et avant décembre, être à la traîne de l’Union du Centre dans les
années 60, être à la traîne d’Andreas pendant la Transition. Ce serait une
farce, au lieu des tragédies passées, puisque dans la marche vers l’hégémonie
nous serions à la traîne de nos alliés bourgeois, sans doute moins
puissants que nous. Et nous oublierions ce vieil acquis gramsciste-léniniste selon
lequel nous construisons l’hégémonie avec nos alliés sociaux et nous dominons
(unilatéralement) nos adversaires sociaux.
Les conditions
politiques et sociales sont encore réunies pour se prémunir des aventures induites par la
quête de « l’espace intermédiaire ». Tentons de le faire.